Il y a 28 ans, l’acquittement de quatre policiers blancs qui avaient tabassé un automobiliste noir, Rodney King, embrasait Los Angeles. Comme à travers les États-Unis ces derniers jours, après la mort de George Floyd… Avec Rétro Match, suivez l'actualité à travers les archives de Paris Match.
L'histoire radote de façon cruelle. Un crime commis par des policiers blancs, une énième injustice pour la communauté noire, et un fond de colère qui vire à la révolte. Les images des «Etats-Unis en feu», comme ces derniers jours, en rappellent toujours d'autres. Près de trois décennies séparent l’emblématique affaire Rodney King de la mort de George Floyd à Minneapolis. Il y a 28 ans, l'embrasement de Los Angeles signait la première émeute raciale de l'ère ultra-médiatique. CNN venait tout juste d'inventer la guerre télévisée, avec le conflit du Golfe. En 1992, retour sur le front intérieur, place à la guerre intime du peuple américain.
Visions apocalyptiques dans la Cité des Anges, ces images auraient pourtant dû changer la donne, tant elle a bouleversé le pays et le monde entier. Arrivant à Los Angeles, notre envoyé spécial Olivier Royant évoque alors le «Big One», l'ultime tremblement de terre tant redouté en Californie :
Mercredi soir, au moment de l’atterrissage, émergeant d’un épais nuage de fumée et découvrant soudain dans leurs hublots Los Angeles en feu, les passagers du vol Air Canada en provenance de Toronto ont tous eu la même angoisse. Le sentiment que le jour fatal avait fini par arriver: la grande secousse, cette vengeance de la terre que les Californiens attendent depuis si longtemps. Du ciel, seules les collines de Hollywood semblaient avoir été épargnées. Ailleurs, le séisme avait déclenché des centaines d’incendies et coupé l’électricité dans plusieurs quartiers de South Central. Mercredi soir, vers 21 heures, Los Angeles vient en effet d’être secouée par un séisme, mais d’une tout autre nature que celui annoncé. (…)
DécouvrezRétro Match, l’actualité à travers les archives de Match…
L’affaire Rodney King
Tout a commencé un an plus tôt, avec le passage à tabac de Rodney King (Les paragraphes en italique sont tous extraits du reportage d'Olivier Royant, initialement publié dans Paris Match n°2242, daté du 14 mai 1992) :
Depuis le 3 mars 1991, une mécanique infernale a entraîné progressivement la ville de Los Angeles vers le chaos, comme il y a vingt-sept ans, dans le quartier de Watts. Le 3 mars 1991, sur Lake View Terrace, un quartier à l’est de Los Angeles, un hélicoptère de la police braque son projecteur sur Rodney King, un ouvrier noir du bâtiment qui vient d’être arrêté par trois policiers pour excès de vitesse après une course-poursuite. Aussitôt, Rodney King est tabassé cinquante-six fois en 81 secondes par les trois policiers armés de matraques en aluminium, sous l’oeil approbateur de leur sergent… (…)
À la fin des années 1980, le caméscope est devenu moins coûteux, son usage s'est démocratisé. La scène est intégralement filmée par un habitant du quartier, George Holliday. Deux jours plus tard, il contacte la direction de la police de Los Angeles pour signaler le méfait, preuve à l'appui. Sans succès. Le lendemain, il donne la bande à la chaîne locale de télévision KTLA. Quinze ans avant l’émergence des réseaux sociaux et des lanceurs d'alerte, une forme de journalisme citoyen vient de naître. La vidéo passera sur les télévisions du monde entier.
Le passage à tabac de Rodney King (attention, images violentes) :
[embedded content]
Le procès des policiers
Les quatre policiers sont inculpés, leur procès s'ouvre en mars 1992 :
Comble de maladresse, un juge décide, en pleine instruction, de transférer le procès à Simi Valley, à 25 kilomètres de l’endroit du matraquage, dans une banlieue résidentielle où habitent de nombreuses familles de policiers. Parmi les douze membres du jury sélectionné, six femmes et six hommes, on ne relève aucun Noir. Tous les ingrédients d’une explosion raciale sont réunis et, à la différence de Watts il y a vingt-sept ans, Los Angeles renferme désormais un arsenal capable de nourrir une guerre urbaine. (…)
Quatre jours avant l’énoncé du verdict dans l’affaire Rodney King, Daryl Gates, le chef de la police, avait piqué au vif les leaders noirs de Los Angeles en demandant une rallonge budgétaire de un million de dollars pour payer les heures supplémentaires de ses agents en cas de débordement. « Pour quoi faire ? avait demandé l’un des responsables noirs. Nous ne recommencerons pas les émeutes de Watts. » Le chef de la police savait qu’une réaction violente de la communauté noire était à prévoir. (…)
Mercredi [29 avril 1992], vers 18 h 30, deux heures à peine après le verdict qui vient de déclarer non coupables les quatre officiers de police — Stacey Koon, Timothy Wind, Laurence Powell et Theodore Briseno -, les manifestants en colère, rassemblés autour du quartier général de la police, n’ont pas empêché Daryl Gates, en grand uniforme, de se rendre tranquillement à un cocktail dans le quartier riche de Brentwood. «Mes officiers s’occupent de la situation sereinement et professionnellement », dit-il, sûr de lui.
Deux heures plus tard, tandis que Daryl Gates regagne d’urgence son état-major de crise, les téléspectateurs américains, à travers tout le pays, ont déjà vu sur leurs écrans les images terrifiantes de conducteurs arrachés violemment de leurs véhicules et jetés à terre, puis abattus par leurs agresseurs noirs fous de rage. «La ville est trop vaste. Les policiers ne sont pas assez nombreux. Nous sommes débordés», doit constater Daryl Gates pour justifier l’inaction de ses troupes. (…)
Florence et Normandie, carrefour de la mort
Les violences ont commencé loin des manifestations. Un vol à l'étalage, et la destruction d'une vitrine au croisement des avenues Florence et Normandie, au coeur de South Central, quartier afro-américain extrêmement pauvre du centre de Los Angeles. Les policiers appelés sur les lieux, rapidement entourés de jeunes menaçant, se retirent rapidement. Devant cet abandon, les casseurs gagnent en assurance. Immédiatement, une scène d'une violence rare donne toute la mesure de la situation. Filmées depuis un hélicoptère, les images diffusées en direct à la télévision vont profondément choquer l'opinion :
[Vers 18h45], Reginald Denny, un chauffeur routier de 36 ans, père d’une petite fille de 8 ans, vient de quitter l’autoroute à la sortie Florence avec sa cargaison de 27 tonnes de sable qu’il doit livrer à une cimenterie d’Inglewood. Branché sur une station musicale country, Denny n’a rien entendu des événements. Parvenu à l’intersection où les premières émeutes sont apparues, il ralentit son semi-remorque pour éviter les obstacles qui encombrent l’avenue en flammes. Des pierres heurtent alors son pare-brise. Son camion est cerné par cinq manifestants noirs. L’un d’eux l’arrache de sa cabine et le projette à terre. Reginald Denny sera laissé pour mort sur la chaussée, après avoir été roué de coups de pied dans la tête par les cinq hommes. Quatre habitants du quartier, quatre Noirs, se porteront à son secours et le conduiront à l’hôpital dans un état grave. L’un d’eux a suivi la scène en direct à la télévision, filmée par un hélicoptère de la Chaîne 4, avant de découvrir avec stupéfaction que le lynchage avait lieu sous ses fenêtres. (…)
Les premières violences au croisement des avenues Florence et Normandie en vidéo, dont le passage à tabac de Reginald Denny. L’hélicoptère de LA News Service sera plusieurs fois visé par des tirs d'armes à feu (attention, images extrêmement violentes) :
[embedded content]
Quelques minutes plus tard, un ouvrier guatémaltèque est à son tour la cible de cette violence gratuite et débridée. Fidel Lopez est tabassé, tailladé, tagué à la bombe de peinture, puis arrosé d'essence. Il ne devra son salut qu'à Bennie Newton, un révérend noir qui, bible à la main, lance aux agresseurs : «Tuez le et il faudra me tuer aussi». Deux heures durant, les avenues Florence et Normandie et leur carrefour de la mort resteront accessibles. Rien ne sera tenté par la police pour arrêter ces scènes de violence, protéger les victimes, ni même empêcher le pillage des magasins d'armes…
South central, terre de misère, domaine des gangs
Au début des années 1990, «L.A.» a le coeur nécrosé. L’«épidémie de crack» de la décennie précédente a achevé les quartiers de la communauté noire, déjà minés par un chômage massif et l’abandon des services publics. La cocaïne du pauvre a consolidé la domination des gangs, elle les a enrichis, armés et installés en maîtres absolus de ces rues miséreuses et enclavées. En tant qu'institution, les gangs n'auraient pas joué un rôle déterminant dans les émeutes. Quatre jours avant le verdict, les deux grands rivaux, les Crips et les Bloods, avaient signé une trêve pour mettre fin à la guerre, jamais bonne pour le business. Leurs soldats et jeunes affiliés vont toutefois constituer les troupes de la première vague de violence :
Dans South Central, il y a longtemps que la puissance de feu des gangs armés de mitraillettes Uzi et de fusils mitrailleurs A.K.47, en vente libre en Californie, outrepasse l’arsenal des policiers habitués à patrouiller les rues avec de simples revolvers ou des fusils à pompe. La nuit, pour ne pas s’exposer directement, ils préfèrent d’ailleurs poursuivre les dealers de drogue à distance, grâce à des hélicoptères équipés de puissants projecteurs. En cas de fusillade, ils ont pour consigne de viser l’épaule des gangsters, mais la plupart du temps ils ne prennent aucun risque et tirent directement en visant la tête…
Pour 70 000 adolescents noirs de Los Angeles, âgés de 12 à 23 ans et livrés à eux-mêmes dans les rues de South Central, les gangs représentent une vraie famille d’adoption et la seule structure d’accueil. La terrible guerre de territoire que se livrent les Crips (les bleus) et le gang des Bloods (les hommes au bandana rouge) dans les rues de Los Angeles a entraîné, l’an passé, plus de 1500 morts violentes. La plupart des victimes étaient des adolescents noirs, souvent atteints par des balles perdues. (…)
Après les premières heures de terreur, les pillages ont été l’occasion pour les habitants de South Central de faire un «grand marché». «A peine un tiers des pillards sont des membres des gangs, estime un éducateur. Le reste, ce sont des gens ordinaires».
On a vu, dans certains magasins de chaussures, plusieurs personnes choisir tranquillement la bonne taille. Une mère de famille demande à l’un de ses enfants de retourner dans la boutique dévastée parce qu’elle a oublié des couches pour bébé. Jeudi matin, un jeune adolescent de South Central demandait 20 dollars pour une collection géante de deux cents disques compacts. Une famille mexicaine a hissé sur la galerie de sa voiture un gros canapé blanc et démarre nonchalamment, sous l’oeil placide des policiers.
Dans cette fièvre de la consommation, les six jeunes femmes maoïstes portant désespérément le drapeau rouge du Sentier lumineux et réclamant, au coin de la rue, «la révolution immédiate» font presque sourire les pillards rentrant chez eux avec des cadeaux de Noël plein les bras pour toute la famille.
« No justice. No peace. » Le slogan peint sur les murs de South Central par les adolescents noirs en colère est venu rappeler que les émeutes ne constituaient pas seulement une grande braderie. «Battez-moi comme Rodney King! Allez-y ! Vous avez le droit ! » répétaient plusieurs manifestants aux policiers. (…)
Le siège de Koreatown
Jeudi 30 avril, les émeutes se déportent vers Koreatown, quartier de la communauté coréenne, objet d'un vif ressentiment des habitants noirs de South Central. Les Coréens possèdent la majorité des petits commerces du quartier, rachetés aux blancs s'exilant en banlieue. En l'absence quasi totale des grandes enseignes de distribution, rebutées par la criminalité, on les accuse de profiter du monopole, en pratiquant des prix exorbitants. Leur prospérité agace, et contraste violemment avec la pauvreté noire. Les clients afro-américains s'estiment constamment soupçonnés parce que noirs, humiliés par des commerçants dont ils comprennent pas la langue.
Un an plus tôt, une jeune fille noire de 15 ans, Latasha Harlins, était abattue d'une balle derrière la tête par une commerçante coréenne, l'accusant à tort du vol d'une bouteille de jus d'orange. Malgré la condamnation et la peine maximale recommandée par le jury, la sentence de la juge est dérisoire : cinq années de mise à l’épreuve, travaux d’intérêt général, et 500 dollars d'amende. Un affront confirmé en appel le 21 avril 1992, une semaine avant les émeutes. De quoi faire exploser les tensions raciales. Sentant la menace, les commerçants coréens, dont beaucoup ont rempli leur service militaire vont s’armer et tenir un véritable siège.
Les manifestants noirs et hispaniques ont immédiatement incendié, en signe de représailles, les supermarchés coréens. Les magasins portant le graffiti «Black owned» (propriété d’un Noir) furent pour la plupart épargnés. A l’abri derrière des monceaux de sacs de riz, Jay Rhee, un commerçant coréen, en compagnie d’une vingtaine d’employés armés de fusils à pompe et de revolvers, a érigé une barricade pour protéger sa boutique. Un commerçant de ses amis vient d’être abattu à l’angle de la 3ème Rue et de Hobard. Ici, cinq cents coups de feu ont déjà été tirés en l’air… En écoutant la radio coréenne, Jay Rhee vient d’entendre que deux cents uniformes de policiers ont été dérobés dans un pressing d’Inglewood. «Ce soir, nous ne pouvons faire confiance à aucune personne en uniforme ! » dit-il. (…)
Los Angeles, théâtre de guerre
Vendredi 1er mai, Rodney King est poussé devant les caméras par les autorités. «Ne pouvons nous pas nous entendre ? Nous pouvons tous vivre ensemble », lance-t-il naïvement à une ville en proie aux flammes… Les affrontements vont durer deux jours encore. La Garde nationale, puis 3000 soldats de l'Infanterie et les Marines seront mobilisés pour ramener le calme.
Vendredi matin, moins de quarante-huit heures après le verdict, tandis que le couvre-feu règne sur Los Angeles, des colonnes de fumée noire continuent de s’élever d’une trentaine de foyers d’incendie, donnant à la cité des Anges l’aspect d’une ville en guerre. Dans South Central, le Martin Luther King Hospital et le Daniel Freeman Memorial Hospital ont été submergés par des centaines de blessés. Par chance, ces hôpitaux, où sont envoyés en stage tous les médecins militaires, pratiquent une chirurgie de guerre, précisément à cause des gangs.
Le premier convoi de gardes nationaux, escorté par des motards de la police, vient de prendre position sur Crenshaw et Martin Luther King Boulevard, un carrefour entièrement dévasté. Ici, tout a été rasé par le feu, à part le McDonald’s, la banque et l’église. Un vieil homme noir, au bord des larmes, qui a vécu les émeutes de Watts, n’en croit pas ses yeux. «Je ne comprends pas pourquoi ils ont fait ça. Ils ont détruit les derniers supermarchés qui restaient. Personne n’en reconstruira d’autres ici !». (…)
«
C’est malheureux à dire, mais ça devait arriver
«
Les violences se sont achevées le dimanche 3 mai 1992 à Los Angeles. Le coût des destructions est estimé un milliard de dollars, dont la moitié pour les commerces coréens. Plus de 12 000 personnes ont été arrêtées. Les violences ont fait 63 morts et 2300 blessés.
Jesse Jackson vient d’arriver à South Central. A sa descente d’avion, il est venu tout de suite parler à l’antenne de KJLH, la radio militante noire de Los Angeles, pour appeler au calme. «Ces événements sont un tournant dans la vie politique américaine, dit-il. Après avoir reconstruit l’Europe, l’Union soviétique, il est temps de penser à reconstruire l’Amérique.» Le chanteur Stevie Wonder fait partie des auditeurs qui appellent la radio. Très ému: «C’est malheureux à dire, mais ça devait arriver».
Toute reproduction interdite
Source: ParisMatch.com
Комментариев нет:
Отправить комментарий