Dans une manifestation, le moment décisif, le plus intense, et dont pourtant la presse ne parle jamais, est l’instant d’avant où rien n’est joué, et où tous se demandent si la mobilisation sera au rendez-vous, incertitude démultipliée quand la liberté de manifester est menacée. Jeudi soir, à Hongkong, jusqu’à la dernière minute, ce suspense était à son comble pour la veillée commémorant le massacre de la place Tian’anmen, le 4 juin 1989, quand des milliers de manifestants prodémocratie avaient été sauvagement assassinés par l’armée chinoise. Ce rendez-vous annuel est incontournable pour le camp démocratique hongkongais, qui avait soutenu dès la première heure, puis exfiltré les survivants de la répression sanglante à Pékin.
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Au prétexte des mesures de lutte contre l’épidémie, et alors que le Parti communiste engage une réforme radicale remettant en cause l’autonomie et les libertés de l’ancienne colonie britannique, les autorités hongkongaises ont interdit le rassemblement, une première en trente ans. Semblant avoir renoncé, les organisateurs de la veillée avaient donc simplement appelé à allumer des chandelles dans toute la ville, plutôt qu’au parc Victoria, où l’événement avait lieu depuis les années 1990.
Le musée du 4 juin
Les jours précédents, des Hongkongais incertains s’échangeaient donc des messages sur les groupes de discussion des soutiens du mouvement démocratique. Des mini-veillées étaient annoncées dans tous les quartiers, dans les rues électriques du populaire Mong Kok, sur le front de mer de Whampoa, jusque dans les banlieues éloignées de Tai Po ou Tsuen Wan, et même sur l’île « hippie » de Lamma. Pour ne pas rester les bras croisés ou pour se donner du courage, des visiteurs se pressaient l’après-midi du jour J au minuscule musée du 4 Juin, unique lieu de mémoire en Chine pour les événements de 1989, dont la simple évocation est strictement interdite et systématiquement censurée partout ailleurs qu’à Hongkong.
Là, l’exposition permanente met en parallèle le « printemps de Pékin » de 1989 et les manifestations hongkongaises des années 2010. Se succèdent sur les murs les photographies de « Tankman », l’homme qui a défié les tanks le 5 juin 1989, et celles d’affrontements avec la police hongkongaise et les triades durant l’été 2019. La biographie de Li Wangyang fait le lien : ce survivant de la place Tiananmen, torturé et emprisonné durant 20 ans, a été mystérieusement assassiné en 2012 après avoir osé parler à la presse hongkongaise. « Le plus choquant dans les vitrines, ce sont ces affaires d’étudiants abandonnées sur la place après le massacre », s’effraie Lily, 21 ans, venue ici pour commémorer d’une manière ou d’une autre, ne sachant pas si elle oserait aller au parc Victoria cette année.
« La Chine des manifestations de 1989, c’est une Chine dont je serais fière, commente à son tour Victoria, 20 ans, étudiante en relations internationales. Il y avait une passion qui nous inspire. » Ces jeunes visiteurs, qui se sont engagés avec la « révolution » de 2019, hésitent aujourd’hui à reprendre les rues, craignant les arrestations arbitraires et surtout l’implantation prochaine des services de sécurité du gouvernement central annoncée dans la nouvelle loi sur la sécurité nationale, qui devrait être finalisée d’ici la fin du mois de juin.
La Chine des manifestations de 1989, c’est une Chine dont je serais fière
Finalement, certains se mettent en route pour le parc Victoria, sur l’île de Hongkong. À la sortie de la station Causeway Bay, surprise, des militants prodémocratie ont dressé stands et bannières le long des trottoirs qui mènent au parc, et certains, juchés sur des escabeaux, haranguent les passants, distribuent des tracts et des bougies, entonnent des slogans. Naturellement, la foule se dirige vers le lieu interdit, qu’au matin la police a barricadé de barrières cadenassées pour y empêcher tout rassemblement.
« Hongkong, une nation ! »
Les forces de l’ordre sont là, mais, fait inhabituel ces derniers mois, elles ne portent pas de tenue antiémeute, mais l’uniforme bleu traditionnel des officiers de la Hongkong Police Force (HKPF), lointain souvenir du temps où elles étaient aimées et respectées par tous, considérées comme les « meilleures d’Asie ». Et ni barrage, ni menaces, ni tirs de balles en caoutchouc ou de gaz lacrymogène, elles ne font rien pour stopper la masse qui s’engouffre dans l’entrée du parc Victoria. Quelque part, en haut lieu, plutôt dans le gouvernement central que dans les autorités locales, on a décidé de ne pas provoquer d’affrontements, pour ne pas faire de l’interdiction de cette veillée un symbole.
Il est 7 heures du soir et la foule inonde les terrains de sport au centre du parc Victoria, grimpant, renversant, arrachant, piétinant les barrières de fer censées leur barrer la route. Mais ce défi à l’autorité n’est pas prétexte à tous les débordements : les veilleurs s’assoient par petits groupes, éloignés de quelques mètres les uns des autres, pour respecter les règles de distanciation sociale pour cause de pandémie. « Les rassemblements de plus de huit personnes sont interdits », répète d’ailleurs en boucle, et en vain, une voix d’une autorité anonyme qui sort des haut-parleurs du parc. « Les contrevenants seront poursuivis. »
Ils sont tous là. Organisateurs de la veillée, les ténors de l’Alliance de Hongkong en soutien aux mouvements démocratiques patriotiques de Chine, se tiennent coude à coude tout au fond, cernés de caméras – son président, le syndicaliste Lee Cheuk Yan, Leung Kwok-hung, dit « Cheveux longs », qui prend la pose bougie à la main… Les mères des victimes de Tian’anmen qui distribuent des bougies. Joshua Wong, la très jeune star du mouvement des parapluies de 2014, donne des interviews aux grandes agences et télévisions. Les simples sympathisants démocrates qui veulent juste le suffrage universel et sauvegarder l’autonomie de la ville, reprenant les slogans de 2019. Enfin, les jeunes pro-indépendance, toujours plus nombreux, qui tentent de couvrir les autres mots d’ordre par leur dada : « Hongkong, une nation ! »
« Je viens tous les ans depuis 1990 »
Mais il est 20h09 et, soudain, tous se taisent, pour une minute de silence. À perte de vue, le parc scintille des milliers de flammes et de torches de smartphone, et tous se souviennent des milliers de démocrates chinois qui se sont tus pour toujours il y a 31 ans, exterminés sous les chenilles des chars, fusillés, tabassés, déportés, dont la mémoire même a été effacée sur le continent. Au milieu de la foule, Brian Lee, la cinquantaine, est venu seul : « Je viens tous les ans depuis 1990 », nous raconte-t-il, la cire brûlante de sa bougie coulant sur ses doigts imperturbables.
« Je finissais l’université. Ce que j’avais vu à la télévision m’avait mis très en colère contre le gouvernement chinois. J’étais très préoccupé par notre avenir, parce que nous étions censés être réunifié avec la Chine sept ans plus tard. Nous espérions que la Chine se démocratiserait, mais nous voyions déjà que cela ne ferait qu’empirer. » Fidèle d’entre les fidèles, il a connu les années maigres, quand la veillée ne rassemblait que quelques adeptes, et les grandes cuvées, comme la veillée précédente, qui a vu 180 000 participants. « Cela a fait décoller le mouvement contre la loi d’extradition. Sans le 4 juin 2019, il n’y aurait pas eu les manifestations suivantes avec des millions de personnes. »
Pandémie, loi de sécurité nationale, fatigue du mouvement de 2019, arrestations toujours plus nombreuses des dernières manifestations, les vents de 2020 sont contraires, pour ne pas dire hostiles, mais Brian en a vu d’autres. « Je suis prêt à être arrêté par la police », confie-t-il, pointant son énorme sac à dos. « J’ai pris plein d’affaires au cas où je passerais plusieurs jours en prison. Et j’ai dit à ma femme que si je ne rentrais pas ce soir, elle devrait commencer à me chercher dans les commissariats. » Même la future loi ne lui fait pas peur. « Je suis né à Hongkong, c’est chez moi. Je ne partirai jamais. J’ai peur, j’aurai peur jusqu’à la dernière seconde, mais je ne partirai pas et ne l’abandonnerai pas au Parti communiste pour qu’il en prenne le contrôle. »
Source: lepoint.fr
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