Sur le papier, l’idée semblait bienvenue : envoyer à chaque foyer deux masques en tissu. « Tout le monde sera rassuré », disait-on dans l’entourage du Premier ministre Shinzo Abe. Mais l’opération est ratée : les masques sont trop petits, une partie a dû être rappelée parce qu’ils étaient sales, beaucoup ne sont pas encore arrivés à destination et l’attribution partielle du marché à une firme inconnue pose question. Le tout a coûté 100 millions d’euros. Ce fiasco des surnommés « abenomasks » (littéralement les masques d’Abe) symbolise pour une partie de la population nipponne la navigation à vue du gouvernement japonais en pleine crise sanitaire et le naufrage des « abenomics » (la politique économique d’Abe).
« Corona choc »
Lundi, les chiffres sont tombés : le Japon est en récession, deux trimestres de suite de repli du produit intérieur brut. Deux trimestres, cela signifie d’octobre 2019 à fin mars 2020. Le coronavirus, qui n’a été détecté dans l’archipel qu’à partir de mi-janvier, n’est donc pas responsable de tous les maux. La chute d’activité remonte à l’entrée en vigueur au 1er octobre dernier d’une hausse de deux points de la taxe sur la consommation (équivalent de la TVA française) à 10 %. Coup de frein brutal aux achats, c’était prévu. Mais le rebond anticipé n’était pas encore là que patatras, le « Corona choc », doublé du report subséquent des Jeux olympiques de Tokyo, a cassé toute la dynamique attendue cette année. Car ce sera pire entre avril et juillet, préviennent les économistes. »
« Pour nous, la saison des cerisiers en fleurs (avril) est la plus propice, mais on misait aussi fortement sur les JO en juillet, tout est foutu », témoigne la patronne d’un magasin de kimonos d’été dans le quartier touristique d’Asakusa, à Tokyo. Contrainte de baisser le rideau depuis que l’état d’urgence a été déclenché dans la capitale (le 8 avril), elle fabrique avec ses tissus colorés des masques vendus en ligne 750 yens (6,50 euros) pièce. Mais cela ne fera pas vivre la boutique et ses employés. L’anxiété est partout la même chez les petits commerçants et entrepreneurs. Elle rejaillit sur leurs salariés. Certes le gouvernement offre des aides, mais « la paperasserie à remplir est telle que j’ai laissé tomber. J’ai demandé à un expert-comptable de m’aider, il m’a présenté une facture exorbitante », explique le gérant d’un salon de thé lui aussi temporairement fermé. « Il faut pour obtenir des indemnités de l’État que le chiffre d’affaires ait chuté de 50 % au moins, même avec 30 % c’est dur », renchérit le patron d’un restaurant du lieu-dit Sakura-Shinmachi à Tokyo. « On se pose tous des tas de questions, on ne sait pas du tout à quoi vont ressembler nos restaurants, si les clients vont revenir, et c’est encore pire pour les grands hôtels, dont les perspectives frôlent le néant pour des mois », ajoute Lionel Beccat, chef étoilé de L’Esquisse dans le quartier de luxe Ginza.
Des laissés-pour-compte
Yasutoshi Nishimura, le ministre de la Revitalisation économique également chargé de la crise sanitaire, ne cesse d’inviter tous les employeurs, autoentrepreneurs ou étudiants à utiliser les différents dispositifs en place. Mais pour les premiers concernés, le problème est justement l’empilement des mesures, qui, du coup, sont illisibles. Sans compter qu’il y a beaucoup de laissés-pour-compte, dont les travailleurs sous statuts précaires.
« Cette crise souligne la vraie nature des gouvernements »
Résultat, confronté à une des pires désaffections depuis son retour au pouvoir fin 2012, Abe promet toujours plus d’aides sonnantes et trébuchantes, au risque de noyer encore davantage de monde dans un dédale administratif, à commencer par les fonctionnaires locaux, qui croulent déjà sous les demandes de renseignements. La colère populaire est d’autant plus forte que l’exécutif a passé pendant des semaines une partie de son temps à défendre un projet de loi pour repousser à 65 ans l’âge de départ à la retraite des procureurs. La manœuvre, qui suit la décision arbitraire de proroger le mandat du patron du parquet de Tokyo (un allié du pouvoir arrivé à la limite d’âge), a soulevé un rare mouvement de protestation englobant des artistes, d’ex-procureurs et des avocats. Bilan, lundi soir, Abe, éclaboussé par divers scandales, a dû renoncer à faire passer le texte en force, preuve d’un affaiblissement auquel il n’est pas habitué. « C’est la même chose dans tous les pays confrontés au coronavirus : cette crise souligne la vraie nature des gouvernements, et les citoyens sont davantage sensibilisés à la politique menée », commente pour Le Point Koichi Nakano, politologue de l’université Sophia à Tokyo.
Interpellé publiquement par le Prix Nobel de médecine Shinya Yamanaka à propos de la situation des étudiants ou celles du personnel hospitalier, Abe apparaît à mille lieues de la réalité. Mais il l’a dit, il veut « en finir avec cette vague épidémique courant mai ». L’état d’urgence, déjà levé le 14 mai dans 39 des 47 préfectures du pays, devrait être annulé dans les 8 restantes d’ici à la fin du mois. La déprime économique, elle, va continuer et, même si l’opposition est divisée, pour Abe, les chances de rebondir vite sont affaiblies, selon l’analyste Tobias Harris, également biographe du Premier ministre : « Il fait face à une situation politique de plus en plus périlleuse. La crise Covid-19 l’a dépossédé de deux de ses armes préférées : la diplomatie au sommet et la menace d’élections anticipées » souvent utilisée lors des précédents trous d’air.
Source: lepoint.fr
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