воскресенье, 1 марта 2020 г.

Les César, Polanski, Haenel : « la haine en roue libre »

La cérémonie des César, qui s’est tenue le 28 février, est révélatrice de mouvements profonds à l’œuvre dans notre société. À elle seule, la dernière réunion de famille du cinéma mériterait une analyse fouillée. Influence des minorités actives, obsession de l’identité, statut des victimes, place de l’ironie, poids respectifs de la morale et de la justice… Bienvenue dans l’âge de la colère ! Pourquoi, en 2020, le moindre désaccord tourne-t-il à l’affrontement ? Pourquoi tant de gens semblent-ils se chercher des ennemis à détruire socialement ? Pour saisir cette dérive, il faut lire le nouveau livre de la journaliste scientifique Peggy Sastre, La Haine orpheline (Anne Carrière), qui paraît ces jours-ci. L’essayiste puise dans les découvertes des sciences comportementales darwiniennes et la biologie pour analyser les conflits qui traversent les sociétés actuelles. Elle comprend qu’Adèle Haenel soit outragée par la récompense de Roman Polanski, mais en disant « la justice nous ignore, on ignore la justice », l’actrice ignore peut-être qu’elle nous entraîne un peu plus dans « un processus proprement décivilisationnel ». La confrontation remplace la conversation. Les extrémistes vont-ils imposer leur loi ?

Le Point : Comment notre époque parvient-elle à transformer une soirée culturelle festive, les César, en un théâtre de conflit ? Est-ce une manifestation de cette « haine orpheline » que vous analysez dans votre nouveau livre ?

Peggy Sastre : J’y vois en tout cas la manifestation d’une haine en roue libre. Depuis la sortie du film J’accuse et le témoignage de Valentine Monnier accusant Polanski de viol – et qui n’a pas voulu réapparaître depuis dans les médias –, j’observe beaucoup les discussions sur le sujet sur les réseaux sociaux. Elles sont proprement terrifiantes tant le mur des certitudes, construit sur beaucoup d’erreurs, de contre-vérités et même de mensonges, semble impossible à fissurer. On est dans la polarisation, le manichéisme le plus crasse. Essayer d’amener un point de vue nuancé, comme celui que peut exprimer Samantha Geimer, la seule victime officielle de Polanski, qui souhaite non seulement l’abandon des poursuites contre lui, qu’on cesse d’exploiter son viol pour nuire à la carrière du réalisateur, mais qui tient aussi un discours d’une rare intelligence sur la toxicité de certains courants féministes ; tenter d’expliquer à quoi peut servir l’État de droit, la prescriptibilité des crimes, la présomption d’innocence… revient à se faire cadenasser dans le camp des « pro-violanski ». C’est d’une rare stupidité et je crois que c’est toujours ce qui m’angoisse le plus dans ces phénomènes de foules hurlantes persuadées de la pureté de leurs intentions et d’être du bon côté de l’histoire : la résignation sidérée qu’elles provoquent. On se dit qu’il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre que les esprits se calment en se roulant en boule dans un coin et en espérant que personne ne vous remarque. « Rester caché en attendant que passe cette horde qui ne s’avouera jamais perdue », comme le chante Lola Lafon. Mais ce n’est pas satisfaisant.

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Pourquoi avons-nous besoin de nous créer des ennemis à anéantir ?

Si seulement j’avais la réponse définitive ! Dans mon livre, je fais l’hypothèse que nos organismes et les comportements qui en découlent ont été façonnés par et pour le conflit. Contre la nature et ses aléas, contre les autres groupes humains, contre nos propres parents et enfants. Des conflits pour acquérir des ressources matérielles, conquérir des partenaires sexuels, préserver des statuts sociaux… Et que si la réussite extraordinaire de la modernité a éliminé un grand nombre des motifs de ces conflits en assurant la sécurité et l’abondance pour le plus grand nombre, notre esprit darwinien n’a pas pour autant abandonné ses programmations profondes. Ce qui fait que notre insatisfaction, nos inquiétudes, pour ne pas tourner à vide, se trouvent en permanence de nouveaux motifs et, oui, de nouveaux ennemis à abattre.

Il y a dans l’ambiance actuelle quelque chose de très archaïque

Que symbolise Polanski dans cette affaire ? La figure d’un nouveau bouc émissaire ?

Il y a en effet dans l’ambiance actuelle quelque chose de très archaïque. Hasard du calendrier, comme on dit, la cérémonie des César a coïncidé avec l’anniversaire des premières arrestations des « sorcières » de Salem, en 1692. Les tropes antisémites s’en donnent aussi à cœur joie de manière assez effroyablement consensuelle. Que Florence Foresti se soit sentie autorisée à moquer la petite taille du réalisateur, qu’il doit aux privations de la guerre et à un développement commencé dans le ghetto de Cracovie, en dit énormément sur la vague d’ignorance, premier échelon d’un continuum de peur, de haine et de violences, qui nous menace. D’autant plus dans une époque où l’humour ne cesse de se policer. Mais je pense qu’il y a aussi un problème à trop charger la mule symbolique. Je comprends qu’Adèle Haenel et les gens qui soutiennent son discours soient outragés de voir Polanski remporter le prix de la réalisation s’ils sont persuadés qu’il en va là d’un « crachat » à la figure des victimes de viol. C’est horrible, mais cela relève d’une vision du monde obsidionale et paranoïaque qui n’est bonne pour personne, à commencer par les victimes de viol que l’on éduque ainsi à se sentir en permanence revictimisées.

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L’ancienne juge Laurence Vichnievsky voit dans cette soirée le symbole d’une société dans laquelle « le droit est remplacé par la morale, la présomption d’innocence par la présomption de culpabilité, les tribunaux par les réseaux sociaux et les juges par des justiciers ». Qu’en pensez-vous ?

C’est aussi mon avis. L’analyse que fait Olivia Dufour du tribunal médiatique dans son dernier livre, Justice et médias, est à ce titre très éclairante. En passer par les médias, les réseaux sociaux pour vider nos querelles est très satisfaisant à court terme. Tout semble plus facile, plus rapide, plus gratifiant. « La justice nous ignore, on ignore la justice », dit Adèle Haenel. Sauf qu’on ignore par la même occasion qu’on met le pied dans un processus proprement décivilisationnel.

Quand vous êtes persuadé que tout est politique […], le monde ne se compose que d’alliés et d’adversaires  

On fustige la « tyrannie des minorités actives » que seraient les néoféministes et les indigénistes. Qui en sont les complices ? De quelle nature est cette tyrannie ?

D’une nature à saper les bases les plus élémentaires de la conversation et donc de la démocratie libérale. Quand vous êtes persuadé que tout est politique – luttes de pouvoir, rapports de force –, le monde ne se compose que d’alliés et d’adversaires, d’amis et d’ennemis, de votre clan et des clans qui lui sont hostiles. Soit des conditions où la confrontation remplace la conversation : on ne chemine pas vers le dévoilement d’une vérité qui nous serait commune et profitable à tous, mais vers un jeu à somme nulle. Un « c’est eux ou nous ». Ce qui appuie là encore sur le genre de ressorts très archaïques que je peux exposer dans mon livre. À mon sens, les pires complices sont ceux qui se taisent et se roulent en boule en attendant que ça passe. Cela ne passera pas. Quand le centre ne tient plus, quand les modérés, les apolitiques, les pensées en nuances de gris baissent la tête, on laisse toute la place aux extrémistes qui se galvanisent les uns les autres.

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