Elle dit qu’elle a eu l’idée de son huitième livre, Résilience française, il y a un an, constatant la dégradation du climat social en France. Elle y a vu un reflet des assauts contre la planète, comme si tout ça, au fond, n’était qu’un même phénomène : « En vérité, écrit Ségolène Royal, c’est une même machine qui avance sur deux jambes. Du même mouvement, on saccage la nature pour le profit, et l’on pille les compétences, les appétences, les urgences des femmes et des hommes. Ne cherchez pas, les causes sont les mêmes ; les responsables aussi. Les forces de la cupidité n’ont que faire, ni des êtres vivants ni des citoyens délibérants. »
Résilience française explore cette dualité. Un coup pour le climat, un coup contre Macron. Ségolène Royal, toujours remontée contre le chef de l’État, attaque sa pratique du pouvoir, cette « brutalité » et cette « verticalité » à laquelle elle oppose, on s’en doute, la concertation — par elle nommée « démocratie participative ». Elle fustige l’impréparation de l’équipe gouvernementale, son orgueil, ses erreurs, son entêtement parfois. Elle trace un parallèle avec les attaques contre le climat, citant Sylvain Tesson, pour qui on est passé de « l’usage du monde à l’usure du monde ».
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Il y a un autre effet-miroir, dans ce livre. La « résilience française », c’est forcément aussi, un peu, la sienne. La « femme debout », comme elle aime se qualifier, repart au combat, se plaçant sous le haut parrainage de Stéphane Hessel, l’auteur du best-seller Indignez-vous. Ségolène Royal ne s’en cache d’ailleurs pas : elle délivre dans un chapitre de l’ouvrage quelques « leçons de l’expérience ». Elle évoque ses échecs, les trahisons subies, le mépris dont elle a été l’objet. Elle le fait discrètement, sans jamais nommer quiconque, sans véritable acrimonie non plus. « Oui, j’ai pardonné. Mais je n’ai pas oublié », écrit-elle. Alors on voit passer les éléphants socialistes – Fabius, DSK… – qui l’ont toisée durant la primaire de 2006, ceux qui l’ont mésestimée après, et tous ceux qui l’ont quittée, politiquement et sentimentalement.
Elle ne dit pas grand-chose, non plus, de ses ambitions élyséennes. Résilience française n’est pas un programme présidentiel. « C’est un programme politique », avoue-t-elle néanmoins. Qui s’achève par cette phrase : « Pour le féminisme, pour la transition énergétique, pour la France ; le temps est venu. »
« Résilience française, sauvons notre modèle social », Éditions de l’Observatoire, 19 euros.
Diviser pour régner
« On a entendu tout et son contraire, lors de cette réforme brutale des retraites, dans la bouche de ceux qui voulaient la justifier. Tout d’abord, les privilèges corporatistes ont été dénoncés à la vindicte populaire. Pas les bénéficiaires des retraites chapeaux à plusieurs dizaines de millions que se distribuent les élites mondialisées, non : les cheminots, les mineurs, les marins, les danseurs de l’opéra de Paris, les avocats, les chauffeurs routiers, pilotes, policiers, enseignants, les médecins, infirmières et personnels hospitaliers, pompiers, chargés de tous les maux. L’opinion publique n’a pas suivi.
Alors on a eu la fable des injustices. Et là encore : non pas les injustices entre l’immense majorité de la population et ceux qui désormais s’enrichissent en dormant sans même payer l’ISF pour contribuer un peu à la bonne marche de la société qui les a éduqués et soignés, et les autres. De cela, notre Président n’a pas dit mot. Il a préféré dénoncer la différence entre le conducteur de bus du Havre et le conducteur de bus parisien, qui bénéficie d’un régime de retraite spécifique. Insupportable injustice, n’est‐ce pas ? L’opinion politique n’a pas suivi. C’est alors qu’a surgi l’argument, relayé en boucle par des ministres ayant bien appris leur fiche, que le système de retraite était en faillite vu la baisse du nombre d’actifs par rapport aux inactifs. Et que pour nos enfants, il n’y avait pas le choix. Ah ! L’argument des enfants ! Ils pensaient que ça allait fonctionner. Mais là non plus, ça n’a pas marché. Car entre‐temps, économistes et démographes ont expliqué, chiffres à l’appui, que le système est à l’équilibre. Oui, on a vraiment tout entendu, et le contraire de tout.
Il n’y a pas de hasard. Si l’on a aussi constamment et vigoureusement séparé, isolé, abandonné, relégué, stigmatisé les uns et les autres, c’était bien pour nous persuader que nous n’étions plus rien face aux forces de la spéculation financière. C’est le même mécanisme que celui que l’on observe dans les phénomènes d’emprise : pour rendre plus vulnérable, on isole. On segmente pour faire régner le silence et la résignation. On dénigre et on méprise, pour rabaisser, amoindrir, faire disparaître l’estime de soi qui préside à toute révolte. On alterne entre bâton (souvent) et carotte (parfois), pour rendre incompréhensible la fatalité, et favoriser la servilité et la soumission. On sature pour dissimuler. On intensifie au moment idoine. Bref, on divise pour mieux régner – et pour détourner les regards de là où s’exercent vrais privilèges et véritables injustices.
À chaque moment où la colère, face aux injustices, menace d’éclater, on sermonne le peuple en lui disant que, de toute façon, on ne peut rien faire. Le capital bouge, joue à saute‐mouton avec les pays, de la même manière que le réchauffement climatique est global. Puisque la finance est mondiale, pourquoi tenter quelque chose à l’échelle d’un seul pays ? »
Une démocratie à éclipses
« Les campagnes électorales ne sont plus ce moment de débat, de fermentation des idées, de concertation civique. Elles sont désormais scénarisées selon les codes d’une série télévisée – avec ses personnages, ses climax, ses coulisses –, dans une héroïsation parfois immature de la conquête du pouvoir. Cependant, la vie démocratique a besoin de respirer. La brutalité n’engendre que des meurtrissures. Invisibles au départ, encaissées et amorties, les blessures du corps social finissent par ressurgir. Il nous faut retrouver l’art du dialogue – autrement que dans ces grands débats, étrange exercice se résumant à une campagne électorale postérieure à l’élection. Admirable session de rattrapage ou formation continue pour le président de la République, mais qu’on glorifierait moins si on se souvenait que tous les élus locaux ne font que cela, jour après jour : convaincre et débattre dans des préaux, des gymnases et des écoles… Et eux ne sélectionnent pas leur thème ni ne trient le public sur le volet.
C’est la science de la délibération (oserais‐je dire de la démocratie participative ?) qui est le caractère distinctif des démocraties. Pas seulement une campagne électorale, mais une concertation permanente et une consultation incessante. C’est, au fond, mépriser les citoyens que d’estimer qu’il suffit de voter une fois tous les cinq ans pour valider démocratiquement une légitimité présidentielle – Pierre Rosanvallon, dans Le Bon Gouvernement, parle justement de démocratie à éclipses. Entre chaque éclipse, c’est la nuit noire de l’orgueil forcené, du littéralisme, des tautologies, de l’isolement et de l’obstination. »
Le mépris
« François Mitterrand n’a pas eu, de toute sa longue carrière, une seule phrase offensante à l’égard du peuple. Ni Jacques Chirac, d’ailleurs. C’est parce qu’ils comprenaient que le patriotisme, que l’on assène et que l’on ordonne, ne se décrète pas. Le patriotisme se construit dans une relation vraie, l’amour de son pays, avec ses limites ou ses contradictions – mais pas avec cette hauteur de professeur morigénant un élève, et distribuant tour à tour heures de retenue et bons points. S’autoriser ces excès, ces vexations, ces marques de condescendance, c’est, dans le fond, s’élever soi‐même à une altitude abstraite, et donc se séparer de ses concitoyens.
Et les conséquences en sont désolantes. Car les Français ne sont pas galvanisés par l’exaltation ; de ces discours, ils ne retiennent que le mépris, et c’est bien normal. Ils ne sont pas enhardis par les louanges, ils sont meurtris par la succession des qualificatifs violents, répétés, rapprochés. Et c’est un corps social traumatisé, et donc lassé, qu’on aura beau jeu, à nouveau, de tancer pour ses manques, ses faiblesses, sa lenteur à se réformer. La confiance, l’élan, l’énergie positive ne se fabriquent pas ainsi, avec des coups de badine et des couronnes de laurier posées sur la tête de quelques‐uns. La relation avec le pays se construit dans la constance et l’authenticité. Une nation aussi complexe que la France ne se meut, c’est vrai, que lorsqu’elle sent que ses dirigeants lui veulent du bien, se placent à la hauteur d’un idéal et s’embarquent sur le même vaisseau. Mais il paraît que les neurosciences révèlent que le pouvoir inhibe la partie du cerveau où se trouve l’empathie ; en voilà, une excuse… »
Un monde d’avant avant
« La plupart des problèmes qui pèsent sur l’action politique viennent d’un manque d’écoute, de l’incapacité de nos dirigeants à inventer une démocratie qui ne soit pas à éclipses. Face à ce grand déficit démocratique, il ne faut pas avoir peur d’être audacieux. C’est ce que les Gilets jaunes ont demandé. C’est ce que le Grand Débat a feint de mettre en place, non en visant l’intérêt général à long terme, mais en mettant l’exercice au service d’une utilité politique momentanée.
Exalter la verticalité est un contresens historique. Il y a dix ans, je théorisais la démocratie participative – sans doute avec plus de dix ans d’avance, puisqu’elle n’est toujours pas réalisée. Aujourd’hui, le pouvoir confond l’autorité et la juste autorité. Il confond la verticalité avec le charisme, la dignité, la rigueur et la sobriété. Cela n’a rien à voir. Le mythe de l’homme seul, héritier des rois de France et de Napoléon, ne résiste pas à l’exercice de la démocratie. L’autorité tient un temps seulement. Après, elle se transforme en autoritarisme. Il faut y substituer la juste autorité, celle qui est coconstruite, plus efficace car mieux acceptée. Cette verticalité‐là est un concept du monde d’avant. Et même d’avant avant. Aujourd’hui, le monde fonctionne en horizontalité et en réseaux. Encore une fois, prenons exemple sur la nature ! Toutes les plantes se hissent et cherchent le soleil. Mais la vraie vie d’un biotope, ce sont les lianes, le fourmillement des racines, les rhizomes qui relient, dirigent, tissent ensemble leurs réseaux. C’est ainsi que doivent fonctionner et la société et la politique – et cela n’est pas valable uniquement pour la France. »
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