
Vladimir Poutine n’écoute plus. Il a les yeux fixés sur son stylo qui roule sur son bureau. Il le déplace de ses doigts, le reprend, le relance d’un coup de pouce et, soudain, celui-ci s’échappe au-dessus de ses feuilles. Il se penche, la moue contrariée, et, de l’autre main, le récupère. En ce 6 mai, durant ces longues secondes, son ministre de la Santé, Mikhaïl Mourachko, égrène les chiffres de la situation sanitaire et défend son action. « Très respecté Vladimir Vladimirovitch, nous avons envoyé une lettre d’information aux régions… » Mais Poutine semble ailleurs. Profondément ennuyé par ces visioconférences quotidiennes organisées avec ses subordonnés.
Depuis le 14 mars, date à laquelle il déclarait que l’épidémie était « sous contrôle », il est vrai que tout a dérapé. Repoussé le référendum destiné à lui octroyer une présidence jusqu’en 2036. Balayée la grande parade militaire du 9 mai. Oubliés ses taux de popularité mirifiques. Début mars, Poutine se tire même une balle dans le pied en rompant un accord pétrolier avec l’Arabie saoudite. Résultat ? Une chute des cours et la mise en péril de son budget fédéral, dont les recettes dépendent à 50 % des hydrocarbures. Quant au Covid-19, il expédie à l’hôpital quatre membres de son gouvernement, dont le Premier ministre Mikhaïl Michoustine. Mais aussi son porte-parole Dmitri Peskov, à ses côtés depuis deux décennies.
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Promesses de cadeaux
Un printemps maudit. Alors, pour chasser la poisse, Poutine ressort une vieille recette : se réserver les bonnes nouvelles et se défausser. La séquence démarre lorsque son Premier ministre, nommé en janvier, révèle avoir été testé positif au coronavirus. « Nous ne prendrons aucune décision finale sans votre opinion et votre participation », lui dit-il devant son écran géant tout en lui souhaitant un bon rétablissement. Sous-entendu : « Si elles échouent, vous en porterez la responsabilité. » Puis, au fil des jours, Poutine multiplie les promesses de cadeaux. Avec en point d’orgue une prime de 300 à 1 000 dollars pour le personnel soignant. Enfin, le 12 mai, il annonce « pour le pays et tous les secteurs d’activité » la fin de « la période chômée », une expression qu’il préfère à celle de confinement. Sauf que l’heureux événement suscite perplexité. Il survient le jour où s’établit le record du nombre de morts (à ce jour, officiellement 300 000 cas et 2 837 décès). Faut-il rester chez soi ? Se rendre à son travail ? Rien n’est clair. Du coup, le maire de Moscou, Sergueï Sobianine, joue les trouble-fête et invite la population à poursuivre le confinement. Il se permet même un acte de transparence en déclarant que le nombre de Moscovites touchés par le Covid-19 serait trois fois supérieur aux statistiques officielles.
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Poutine laisse dire. Et se comporte comme si l’affaire ne le concernait pas. « Il considère qu’elle n’est pas de son niveau et qu’elle relève d’un fonctionnement bureaucratique, souligne la politologue Tatiana Stanovaya. Il se tient à distance parce qu’il veut préserver cette image de grand leader et de visionnaire qu’il se forge. » Au point de renoncer à l’un de ses grands principes, la verticale du pouvoir. Car il désigne les nouveaux responsables de la gestion épidémique : les gouverneurs. Ceux-là mêmes auxquels il a ôté toute prérogative depuis vingt ans. En supprimant d’abord leur élection directe puis en la rétablissant de manière factice pour finalement les nommer à sa guise. Or les voilà désormais au front de la maladie. « Le territoire est vaste », plaide Poutine. Pas faux. Problème ? Ces dignitaires locaux disposent de peu de moyens. D’abord parce qu’ils manquent d’experts médicaux. Ensuite parce que la corruption siphonne l’essentiel des aides fédérales et des taxes locales.
Certes, une loi « Covid-19 » les autorise à se prêter de l’argent entre eux. Mais, hormis Moscou, aucune région n’a la capacité de jouer les bailleurs. Et pourtant, Poutine les menace. « Si quelque chose n’est pas fait à temps, je considérerai cela comme une négligence criminelle. » Résultat, trois chefs de région (de Komi, d’Arkhangelsk et du Kamtchatka) ont pris peur et signé leur démission. Les autres pilotent à vue. Tel Gleb Nikitine, le gouverneur de Nijni Novgorod, prêt à lever les restrictions en dépit du taux d’infections le plus élevé du pays après ceux de Moscou et de Saint-Pétersbourg.
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« Les établissements médicaux sont dans un état horrible »
Et puis quelles bonnes nouvelles peuvent-ils donner au tsar ? « Les établissements médicaux sont dans un état horrible », reconnaissait déjà le ministre des Finances, Anton Silouanov, avant l’épidémie. Depuis, les médecins fuient le navire par centaines. À Novossibirsk, à Omsk, mais aussi à Kaliningrad, où 350 praticiens refusent d’exercer face à des patients atteints du Covid-19. En cause ? La pénurie de matériel et le danger. Les médecins russes auraient ainsi seize fois plus de risques de mourir du coronavirus que leurs homologues étrangers confrontés au même niveau épidémique.
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Si, au moins, les primes tombaient ! Même pas. Promises fin avril, elles n’ont jamais été versées. Encore une mystérieuse évaporation… Sur les 343 millions de dollars alloués par Moscou aux régions, seuls 57 millions de dollars ont été dépensés. Il n’empêche, les sommes ne sont pas à la hauteur des enjeux sanitaires. « Poutine avait prévu d’augmenter les minima sociaux juste avant le référendum sur la réforme constitutionnelle, poursuit l’experte Tatiana Stanovaya, et il pense toujours pouvoir le faire lorsque la date du scrutin sera connue. Voilà pourquoi il se montre économe. »
En attendant, la grogne monte. Une pétition recueille déjà plus de 100 000 signatures de soignants. Dans la région de Novossibirsk, les ambulanciers menacent même d’entamer une grève de la faim. Qu’importe, les édiles doivent envoyer des signes d’espoir au Kremlin. Tatiana Stanovaya conclut : « Ils n’ont pas le choix, cette crise rend Poutine très irritable. »
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Source: lepoint.fr
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