пятница, 6 марта 2020 г.

Pourquoi Rahan n’est pas (et ne sera jamais) ringard

Les enfants du « fils des âges farouches » sont orphelins… On apprenait hier la mort, à 82 ans, d’André Chéret, dessinateur du mythique Rahan, improbable héros préhistorique blond et vivant au temps des dinosaures, dont les aventures foudroyèrent l’imaginaire des jeunes lecteurs du magazine Pif Gadget, dans les années 70 et 80. Faites le test : si vous prononcez le nom de Rahan devant une assemblée de trentenaires et de quadragénaires – filles et garçons confondus –, il existe de fortes probabilités que vous suscitiez chez les uns des souvenirs émus et chez les autres des sourires entendus. Les premiers se remémoreront la fébrilité qui les étreignait au moment de découvrir chaque semaine, dans les pages de Pif Gadget où Rahan est apparu le 24 février 1969, les nouvelles aventures de ce héros d’une préhistoire pour le moins fantaisiste (un Cro-Magnon face à un T-Rex ? Hum…). Les seconds retiendront le côté délicieusement vintage (certaines mauvaises langues diraient ringard) de ce personnage tourné vers l’invariable défense de la veuve et de l’orphelin, sorte de Zorro des âges farouches, l’humour en moins. Peut-être serait-il bon de se débarrasser de ces lectures mi-nostalgiques, mi-sarcastiques pour embrasser, par-delà les préjugés, une série à peu près unique dans l’histoire du neuvième art.

Certes, Rahan appartient à deux époques révolues. Celle où il vit, une préhistoire qui a plus à voir avec Le Monde perdu de Conan Doyle qu’avec de scrupuleuses reconstitutions anthropopaléologiques, est restituée avec un talent intact par les mots de feu Roger Lecureux (déjà auteur de l’éblouissante série de science-fiction Les Pionniers de l’espérance avec Raymond Poïvet) et le dessin d’André Chéret. Miracle de la sérendipité, Lecureux songeait à un nouveau type de héros situé dans la préhistoire lorsque sa rencontre fortuite, dans les locaux de Pif, avec Chéret, qui travaillait de son côté, succès d’Astérix oblige, à un héros gaulois (ce qui explique la blondeur de Rahan, incongruité dans un âge où les cheveux sont noirs et les peaux mates), déboucha sur l’une des plus belles créations en bande dessinée de l’après-guerre, et qui séduisit, chose rare pour l’époque, un lectorat aussi bien féminin que masculin. L’autre époque, celle de sa naissance « artistique », ces années 1960-1970 où le Parti communiste régnait en maître sur de nombreuses productions jeunesse (dont Pif), est presque plus difficile à apprécier pour un lecteur contemporain, surtout s’il est né après la chute du mur de Berlin. En effet, Rahan possède évidemment toutes les vertus des personnages qui peuplaient les pages de ce magazine au succès d’un autre temps (certains numéros se sont écoulés à plus… d’un million d’exemplaires) : « idéologie du progrès », « humanisme marxiste », autant de valeurs qui pourront évidemment paraître quelque peu jaunies aujourd’hui. Et si Rahan avait pourtant encore quelque chose à apprendre aux incorrigibles désenchantés que nous sommes  ?

Superman, Batman et Ulysse

L’intégrale Rahan.

© © Éditions Soleil, 2019 – Lécureux, Chéret

Relire Rahan aujourd’hui, c’est constater qu’une bande dessinée franco-belge pouvait se confronter franchement à la violence et à la mort, sans chercher à protéger exagérément le jeune lecteur de la brutalité du monde. Rahan se retrouve ainsi par deux fois orphelin au cours de sa jeunesse. La perte de ses véritables géniteurs est relatée en février 1974 dans L’Enfance de Rahan, récit qui inaugure la superbe intégrale en 26 volumes ( !) des éditions Soleil – et qui constitue la seule entorse chronologique aux épisodes. Le mystère des origines de Rahan y est enfin révélé par Roger Lecureux et André Chéret, cinq ans après ses débuts dans le tout premier Pif Gadget. Le « Rah », qu’on imagine être la transcription de « enfant » ou « bébé » dans la langue de ces Cro-Magnon, est sauvé de la mort par ses parents, deux braves « Hans », qui succombent à l’attaque de bêtes sauvages. Rahan a naturellement été rapproché de Tarzan, un autre orphelin, élevé lui par des animaux, et dont les attributs, comme ceux du fils de Craô, sont une peau de bête, un coutelas, ainsi qu’une intelligence et une adaptabilité au-dessus de la moyenne.

Mais les conditions de sa survie et de sa construction héroïques doivent aussi beaucoup aux deux super-héros les plus emblématiques des comics américains. L’un, Superman, est confié aux bons soins de la providence par ses parents, qui le préservent du désastre qui frappe leur planète Krypton et qui les emportera. L’autre, Batman, voit mourir ses parents sous ses yeux, et jure de les venger en faisant régner la justice. Rahan, s’il est trop jeune pour assister à cette tragédie qui forgera toutefois son identité (il conçoit une haine instinctive pour les goraks qui ont tué ses parents), doit une nouvelle fois affronter, au cours d’une éruption volcanique, la disparition de son père adoptif, le fameux Craô. Cette scène est fréquemment répétée, comme un leitmotiv, dans plusieurs épisodes de la série, signe que Rahan sera condamné à une éternelle solitude parmi « ceux-qui-marchent-debout ». Les différentes tribus qu’il rencontre se montrent généralement hostiles à son égard, avant qu’il ne gagne leur confiance par ses stupéfiantes capacités d’invention, qui font de lui une sorte d’Ulysse des temps préhistoriques.

Rahan est mort en une de « Pif Gadget ».

© © Editions Vaillant

Cette solitude sera toutefois rompue une fois, au cours d’un épisode hallucinant appelé à forger la modernité de la série : celui de la mort de Rahan, comme l’annonçait, à la manière de la une d’un grand quotidien, la couverture de Pif Gadget de septembre 1977. S’il est devenu commun, comme le font les séries télévisées américaines, de faire disparaître ses héros, Lecureux fut le premier à avoir cette géniale inspiration dans le monde plutôt sage de la bande dessinée franco-belge. Et quand bien même cette mort est purement imaginaire (Rahan a été la victime d’une drogue), c’est moins ses conditions, malgré leur brutalité, que ses conséquences, qui laissent pantois le lecteur. En effet, toutes les tribus rencontrées par Rahan au cours de ses pérégrinations, tous ceux qu’il a croisés, aidés, réconciliés, éduqués, accourent pour célébrer ses funérailles.

Le Léonard de Vinci des âges farouches

© © Éditions Soleil, 2019 – Lécureux, Chéret

Rahan se distingue enfin de tous ses prestigieux confrères du panthéon de la bande dessinée par son inlassable curiosité qui le pousse à parcourir le monde. Observateur de la nature, il ne cesse d’observer et d’inventer. Construire un radeau lui permet de comprendre qu’il peut apprivoiser l’océan. Lancer son coutelas en l’air lui fait apprécier les lois de la gravité. Il apprend à faire du feu par la diffraction des rayons du soleil à travers une pierre. Il parvient même à inventer un système de chauffage destiné à une caverne située dans un glacier qui n’est jamais exposé au soleil… C’est Léonard de Vinci au temps des âges farouches ! Et ce n’est pas pour se rendre maître et possesseur de la nature qu’il explore cette terre vierge et sauvage, ou pour dominer ses semblables. Pour autant, Rahan n’est pas forcément un écologiste avant l’heure. En revanche, il est sans aucun doute un épicurien qui s’ignore. « Heureux qui a pu pénétrer les causes secrètes des choses ! » pourrait-il s’exclamer, sur le modèle de Virgile. Et de fait, percer les secrets de la nature et des êtres qui la composent permet surtout à Rahan, selon les leçons de l’école épicurienne, de ne pas céder aux peurs vaines et à la superstition.

« Rahan n’a plus peur de la nuit, ni du feu, ni du tonnerre du ciel, ni des fleuves sans fin », ainsi que le clame le héros dans Le Collier de griffes. Comme l’écrivait le paléontologue Yves Coppens dans Le Genou de Lucy, notre liberté est le fruit de « la connaissance » parce qu’un homme, « le premier, a osé couper le cordon de la nature, agir sur son environnement et changer le monde ». Avec Rahan, Roger Lecureux et André Chéret n’ont-ils pas écrit la biographie imaginaire du premier révolutionnaire de la préhistoire  ? Après la récente série animée des années 2000 (très édulcorée par rapport à l’original), qui permit à toute une nouvelle génération de découvrir Rahan, et les différentes tentatives avortées d’adaptation cinématographique, cette anthologie offre un digne écrin à ce personnage que le réalisateur Christophe Gans, fan de la première heure, qualifie d’« icône de la pop culture française » et de « Christ préhistorique ».

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