Ce devait être un simple texte publié sur le site du lycée scientifique Alessandro Volta de Milan alors que l’établissement venait d’être fermé face à la foudroyante propagation du coronavirus dans la région de Lombardie. Au lieu de cela, la lettre du proviseur Domenico Squillace à ses 1 200 élèves a eu une résonance incroyable, partagée en masse sur les réseaux sociaux puis publiée tour à tour par les médias du pays.
Domenico Squillace, 64 ans, « vieux professeur d’italien et de littérature », comme il se définit, voulait ramener un peu de raison dans l’alarmisme ambiant. Ainsi, dans ses lignes, il conjure ses élèves de « garder leur sang-froid, de ne pas se laisser emporter par le délire collectif, de continuer – avec les précautions nécessaires – à vivre une vie normale ». Et surtout, le proviseur calabrais les appelle à se méfier de « l’empoisonnement des relations sociales ».
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Pour appuyer son propos, Squillace fait appel à un auteur bien connu des jeunes élèves de la péninsule, Alessandro Manzoni. Et en particulier une œuvre de l’écrivain lombard du XIXe : Les Fiancés. Un livre central, l’un des textes fondateurs de la langue italienne avec La Divine Comédie de Dante. Domenico Squillace rappelle ainsi à la mémoire de ses élèves lombards la saisissante description, faite par Manzoni, des ravages de la peste de 1630 (amenée dans la région par les « bandes allemandes ») à Milan.
Une lecture éclairante de modernité, estime le chef d’établissement, qui reconnaît dans la société italienne d’aujourd’hui les réflexes et les peurs de leurs ancêtres du XVIIe. À « lire attentivement, surtout en ces temps confus », écrit-il aux adolescents du lycée Volta. « Dans ces pages, il y a déjà tout, la certitude de la dangerosité des étrangers, l’affrontement violent entre les autorités, la recherche désespérée du soi-disant patient zéro, le mépris envers les experts, la chasse aux untori [ceux accusés de répandre la maladie, NDLR], les rumeurs incontrôlables, les remèdes les plus absurdes, la razzia sur les biens de première nécessité, l’urgence sanitaire… » avance ainsi Domenico Squillace. Interview
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Le Point : Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce texte alors que la Lombardie était en alerte au coronavirus ?
Domenico Squillace : Quand j’ai lu les nouvelles sur ce virus et sur les cas de personnes contaminées qui se concentraient à quelques kilomètres au sud de Milan, avec déjà les premiers signes de cette alarme sociale, la curiosité m’est venue de relire Les Fiancés de Manzoni, où trois chapitres sont dédiés à l’histoire de la peste à Milan (…) Manzoni, qui était aussi un historien, fait une opération de reconstruction de ces événements. Cela m’a intrigué de les trouver si actuels, si proches de la réalité d’aujourd’hui. (…) Puis, le décret du gouvernement qui imposait la fermeture des écoles est arrivé un dimanche soir. En plus de publier l’information sur le site de l’école, l’idée m’est venue d’écrire ces quelques lignes aux élèves.
On commence tous à s’observer, à regarder le voisin comme un possible vecteur d’infection
En 2020, en pleine crise du coronavirus, vous estimez que les mots de Manzoni décrivant la peur de la peste au XVIIe siècle sont d’une incroyable contemporanéité. En quoi ?
Il n’y a qu’à remplacer des mots. La peste par Covid-19, les Allemands avec les Chinois par exemple, pour que cela ressemble à un texte écrit hier. Cela paraît tellement moderne, surtout en ce qui concerne la discussion entre les experts, l’hostilité de la part de l’opinion publique face à leur discours. Et par-dessus tout la réaction des gens, la tendance à croire à tout et n’importe quoi, le problème des untori, ceux qui sont accusés injustement de propager la peste, et cette peur panique qui se répand avec la diffusion des nouvelles parmi les gens, l’irrationalité des masses face à un danger de ce type.
Des peurs qui peuvent mener selon vous à « l’empoisonnement des relations sociales » ?
Oui, c’est cela le vrai risque dans ce genre de moment : on commence tous à s’observer, à regarder le voisin comme un possible vecteur d’infection.
C’est déjà le cas dans la péninsule, certains dans le sud du pays (pour l’heure davantage épargné que les régions septentrionales de l’Italie) s’inquiètent de voir les concitoyens du nord répandre le virus.
Oui, on l’a d’abord vu avec les réactions face aux ressortissants chinois, puis entre les Italiens eux-mêmes. Il y a comme un esprit de revanche de la part de ceux du Sud par rapport à ceux du Nord. Ceux du Sud se sont toujours senti une sorte de racisme interne voilé. Alors de temps en temps, ils disent : « On ne les veut pas les Italiens du Nord », c’est comme une forme de contre-racisme polémique.
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Dans votre texte, vous appelez vos élèves à se protéger du « délire collectif ». Quelle forme prend-il en Italie, selon vous ?
Des masques sont introuvables dans les pharmacies. Certains les vendent à un prix trente fois supérieur à celui du mois précédent. Cela devient vraiment dangereux que l’on ne puisse plus en trouver. Pareil dans les magasins : acheter tous les produits désinfectants n’a pas de sens, si ceux qui en ont véritablement besoin n’en trouvent plus. Je vois aussi des gens qui font des courses de centaines d’euros comme s’ils se préparaient à un bombardement (…) Il n’y a pas de raison d’acheter autant de riz et de pâtes comme si la guerre était à nos portes et d’accaparer des choses comme s’il y avait un sentiment de danger indéterminé. J’espère que l’on reviendra bientôt à la raison.
Dire quelque chose de raisonnable qui invite à la réflexion, c’est devenu si rare, que cela fait la une des médias !
Revenir à la raison, entendre une autre voix que celle des experts et des politiques, c’est cela dont les gens avaient aussi besoin, ce qui expliquerait en partie le succès de votre lettre ?
Je l’ai écrite aux élèves parce que je suis le proviseur de ce lycée. Je voulais vraiment me tourner vers eux seulement, peut-être vers leurs familles tout au plus. Ce n’était pas mon intention d’écrire à toute l’Italie, à l’Europe ou au monde (…) Évidemment que oui, il y avait un besoin de calme, de cette forme de sagesse, de quelqu’un qui dirait des choses raisonnables, sans alarmisme. Parce que dans ce genre de situation, on a tendance à se diviser en deux camps : entre les alarmistes qui disent que « c’est la catastrophe, on va tous mourir » et les autres, ceux qui minimisent et disent que c’est une ânerie, qu’il ne s’agit que d’une grosse grippe, que ce n’est qu’un coup monté des entreprises pharmaceutiques. On se divise entre deux positions extrêmes. Donc probablement, dire quelque chose de raisonnable qui invite à la réflexion, c’est devenu si rare que cela fait la une des médias ! Je le dis avec un peu d’amertume.
Dans votre lettre, vous appelez vos élèves à utiliser ce temps judicieusement. Expliquez-nous.
C’est une invitation à la réflexion, à utiliser ce temps sans école non pas comme du temps perdu mais du temps pour lire, pour penser, pour continuer d’avoir une vie normale. Bien entendu tout en suivant les recommandations des experts. Ils nous disent de nous laver les mains. On se lave les mains. De ne pas aller au cinéma. On s’exécute. De ne pas aller à l’école. Pareil. Mais l’invitation est de préserver la normalité et l’humanité, de ne pas commencer à se regarder les uns et les autres comme des ennemis.
À vous entendre, l’épidémie de coronavirus, comme la peste décrite par Manzoni, en dit beaucoup sur notre société.
C’est comme si cela nous faisait revenir à quelque chose d’ancien, d’ancestral. Une société comme celle d’aujourd’hui, aussi connectée, est tout d’un coup plongée dans une crise à cause d’un virus qui ressemble à quelque chose venu du Moyen-Âge. Comme si un grain de sable venait enrayer le mécanisme de la modernité. Cela montre qu’on n’est pas invincible, tout-puissant, comme on pensait l’être.
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Et de cette fragilité, dites-vous, sortent des « choses absurdes ». À quoi pensez-vous ?
Oui, comme l’idée de fermer les frontières. Nous avons Salvini (qui appelle à interdire les débarquements de migrants, qui pourraient eux aussi propager le virus, NDLR), vous avez Le Pen. Ces gens qui pensent pouvoir arrêter le virus avec des carabiniers alors qu’aucun carabinier ou gendarme ne le peut. Comme la France ne peut pas arrêter le virus à la frontière en amassant des gendarmes à Vintimille, l’Italie ne peut pas fermer avec la marine militaire les ports de Sicile. Ces choses-là ne s’arrêtent pas (…) Cela nous renvoie à notre caractère « limité ». Et selon moi, dans ce genre de moment, le recours à la culture, la réflexion sur nous-mêmes, n’est pas une si mauvaise idée. La culture ne donne pas de réponses, mais elle nous fait réfléchir.
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